Nous restâmes seuls avec ce brave Philippe , les yeux embués , qui marmonnait dans les couloirs:
-Quel malheur ! Quel Malheur ! je vais planter le couteau dans la terre...
Pauve Philippe qui appelait le ciel au secours de la France ! Etait-il désirable ce soleil ? Ne valait-il pas mieux , au contraire , une trombe d'eau qui eût ralenti l'écrasement des Français?
Le couteau de Philippe amena la soleil . Le public vint donc , fidéle au rendez-vous , non comme autrefois en passionné , mais en curieux.
Les bookmakers ne prenaient pas de paris sur les chances de chaque équipe mais sur le score de la victoire australienne. Ils firent de bonnes affaires.
Dans le vestiaire , les Français se déshabillèrent lentement. Jean Duhau distribua les maillots , tenta de détendre un peu l'atmosphère.
- Dis donc , Barthe , on m'a dit qu'à XV tu étais le meilleur avant du monde . Je ne demande qu'à le croire mais jusqu'à présent , à XIII tu ne nous a présenté que des bricoles .Alors cet après-midi , montre-nous enfin ce que tu sais faire . Et toi , Boldini , tu es le seul qui ait réussi à engraisser pendant la tournée . je sais , tu as ta langue coupée , mais p
our toi c'est un avantage , ainsi tu ne perdras pas de temps à discuter avec l'arbitre. Enfin , Angelo, tu as la mauvaise habitude de dormir dans les 22 mètres , alors tâche d'aller roupiller dans les 22 mètres australiens et non pas dans les nôtres . Et toi "Guiguille" , si tu continues à crocheter sans savoir pourquoi , tu vas te faire des noeuds avec tes jambes comme des ficelles....
Chacun eut son mot et les sourires refleurirent . Enfin , ils furent prêts.
C'est alors qu'Antoine Blain entra.
Le " Turc" avait les traits tirés , la figure pâle . Cette tournée avait ruiné la santé de ce vieux lutteur , miné par une maladie de coeur .Les joueurs ne l'ignoraient pas . C'est pourquoi ses paroles les touchèrent profondément.
- Messieurs , depuis deux mois que nous vivons ensemble , vous avez pu voir que je ne suis pour vous ni un pion , ni un gendarme , ni un gardien de prison , mais un ami.
Entre amis , il faut tout se dire . Vous savez que je suis foutu , alors à vous ,les derniers membres d'un XIII de France que j'ai tant aimé , je demande de me donner ma dernière grande joie : une victoire française , votre victoire.
Antoine Blain ne put en dire davantage . Pour la première fois deux larmes roulaient sur ses joues burinées......
On attendait un hallali, ce fut une résurrection.
Le XIII de France , puisant on ne sait où des ressources inhumaines , se jetait tout brûlant dans la bataille..Ce n'était , semblait-il qu'un baroud d'honneur , un chant du cygne , et le public de Sydney , toujours amoureux des "Flying Frenchmen" , applaudissait leur crânerie , leur bravoure.
Pour tout le stade , ce début en trombe de la France était un superbe coup de folie mais tout de même , une folie . En se prodiguant ainsi , les Tricolores couraient à leur perte.
La grande , l'impressionnante , l'imbattable constellation d'Australie parut toute surprise d'un tel départ.
Comment cette équipe d'infortune pouvait-elle ressusciter de la sorte ?
Mystère du rugby , beauté de l'esprit de sacrifice.
Les montées défensives des avants français étaient autant de raids dévastateurs.L'immense Provan , qui voulait à tout prix forcer le blocus , était fauché , jeté au sol par les placages de Barthe , Boldini , Bescos ou Quaglio . Rasmussen , Hambly , Rayner , Mossop , subissaient le même sort. Nos six avants étaient devenus dix , douze démons qui détruisaient les velléités adverses avant de creuser à leur tour des brèches dans le "rideau vert australien".
La surprise , peu à peu , fit place à de l'admiration .
Les "Kangourous" ne pouvaient pas bouger d'un mètre tant la défense française était féroce . Deux , trois fois , la France eut l'occasion de marquer , mais , là , elle était trop amoindrie pour pouvoir conclure victorieusement.
Il fallut attendre la 38 ème minute pour que la France , grâce à un but de Mantoulan , menât 2 à 0 .
Une immense ovation salua les Tricolores rentrant au vestiaire à la mi-temps . Le stade entier savait la grande misère qui s'était abattue sur le XIII de France et un tel panache le bouleversait......
A la reprise , on pensait toutefois que la formidable machine australienne allait se mettre en route pour ravager la résistance française.
mais la folle audace ne s'arrêtait pas .
Mieux même , derrière leurs avants-suicides , nos attaquants se lançaient à leur tour dans le bal des ardents. Par trois fois , Marty fut lancé seul dans un camp australien soudain dépeuplé . Un ailier ordinaire , ou tout simplement un Marty dans toute son intégrité , eut marqué trois fois entre les poteaux mais hélas ! souffrant de l'épaule , il était gêné dans sa course et , par trois fois , il fut rejoint à un mètre de la ligne . Pour maintenir cette faible marge de 2 à 0 , il fallait sans cesse refouler les " Monstres" dans leur tanière . Le stade entier avait le souffle coupé par un pareil combat. Un immense silence s'était abattu sur ce temple du rugby où les fidèles communiaient intensément.
J'admirais l'énergie des Tricolores mais j'appréhendais leur chute .
Les chances d'aller à l'essai se multipliaient mais la marge de sécurité n'augmentait pas. Prés de moi , les blessés serraient les poings de rage.
Enfin les voeux murmurés avec ferveur furent exaucés.
Sur un placage percutant de Bernard Fabre , Gasnier , le beau Gasnier lâcha la balle ...
Le petit Dubon surgit alors comme un diable , ramassa la balle et fila marquer un essai que Mantoulan transforma .
La France menait 7 - 0. C'est alors pourtant qu'elle fut le plus menacée.
Touchés dans leur amour-propre , les " Kangourous" se déchaînèrent avec une ardeur souvent excessive.
L'atmosphère devenait oppressante . Les Australiens , incapables de trouver la faille , comprenaient enfin que le match de Brisbane avait été réellement faussé par les blessures. Mais ils ne voulaient pas admettre d'être maintenant bousculés par ces Français qu'ils croyaient avoir terrassés quinze jours plus tôt. On craignit que le colosse australien , dans un ultime assaut , ne réussît à détruire le bénéfice de la longue et admirable domination des Tricolores. Nos avants résistaient encore aux rushes impressionnants de leurs adversaires , mais on sentait leurs forces diminuer......
Ce que le déchaînement australien ne pouvait provoquer , un stupide incident allait-il le permettre ?
Dans une ambiance orageuse , on vit soudain ,sur une attaque désespérée des Australiens , Irvine s'échapper mais , dans nos 22 mètres , il fut stoppé par Marty et Poletti et resta grogy sur le bord de la touche . Fabre , replié à toute allure , donna un grand coup de pied dans le ballon qu'il expédia en touche .Mais , constatant qu'Irvine ne se relevait pas , l'arbitre , M. Lawler , crut que Fabre avait frappé l'Australien et il ordonna l'expulsion.
Stupeur , protestations véhémentes... Rien ne fit changer d'avis M.lawler alors que , déjà , Irvine simplement "sonné" par le placage reprenait sa place.
Pour éviter que le jeu ne dégénérât , Blain et Duhau demandèrent au malheureux Fabre en pleurs , de quitter le terrain .
Maintenant , il manquait un élément précieux au XIII de France .
N'ayant plus son terrible garde du corps , Wells s'échappa au centre , et servit Morgan , la " Fléche Noire ", qui donna à Bugden l'occasion de marquer sous les poteaux un essai transformé par Barnes.
Les trois dernières minutes furent intenables . Les Australiens revenus à 7-5 attaquaient avec une sauvage énergie.
Le XIII de France , accablé par le malheur à Brisbane , privé d'une victoire méritée au premier test , avait peur désormais de se voir frustré de son heure de gloire.
Nos avants , magnifiques , plus grands encore dans l'adversité , étaient là pour sauver une victoire chérement , superbement gagnée.
Barthe chargeait avec rage . Quatre Australiens étaient accrochés à lui , mais, il avançait toujours et trouvait à ses côtés Boldini , Bescos , puis Erramouspé pour poursuivre la marche triomphale vers la ligne de but australienne que Vadon faillit franchir .
Enfin la cloche retentit et la clameur de tout un stade annonça à l'Australie , la renaissance triomphale du XIII de France.
Jamais un vestiaire ne m'a semblé si chaud ,si fraternel , que celui de l'équipe de France ce jour-là .
Les Tricolores , les membres brisés , étaient tombés , désarticulés , sur leur banc . Sur leur visage étaient mêlés la boue , la sueur et le sang .
Ils étaient morts de fatigue , mais ils goûtaient intensément cette ivresse muette des grandes victoires.
Longtemps , nous sommes restés là , poignée d'amis à la tête vide mais au coeur gonflé de bonheur .
Jouissance sans prix que l'on ne peut comprendre sans être un fidèle de ce sport , de cette chevalerie , de cette religion , que l'on nomme rugby.
Aussitôt après le match , un banquet d'adieu était prévu dans la grande salle du Sydney Cricket Ground .
Ils étaient tous là , les membres de l'Australian Board , les internationaux les plus glorieux , ceux qui avaient donné aux "KANGOUROUS" le plus pur de leur gloire.
Elle était là aussi , cette équipe d'Australie , la plus grande , la plus belle , la plus forte depuis plus d'un demi-siècle .
Il ne manquait que l'équipe de France.....
ENFIN CELLE-CI APPARUT AU HAUT DE L'ESCALIER , MÊLANT SES HEROS ET SES ECLOPES .
ALORS , D'UN MÊME GESTE , CENT CHAMPIONS PARMI LES PLUS GRANDS SE LEVERENT SANS MOT DIRE .
ILS APPLAUDIRENT LONGTEMPS , LONGTEMPS , ATTENDANT QUE LE DERNIER DES TRICOLORES AIT PRIS PLACE A LA TABLE D'HONNEUR.
cet ouvrage a été achevé d'imprimer le 15 décembre 1960.( sur les presses de l'imprimerie Firmin-Didot , Le Mesnil-sur-L'estrée(Eure)
Mise en vente : janvier 1961
N° éditeur : 501
N° imprimeur : 7977